Gilles Caron
 

Gilles Caron

Rue Saint Jacques, Paris, mai 1968 © Fondation Gilles Caron

Né en 1939 à Neuilly-sur-Seine, Gilles Caron étudie le journalisme à Paris en 1959. Il voyage ensuite jusqu’en Inde. Même s’il ne pratique pas encore la photographie, il commence à s’y intéresser pendant son service militaire en Algérie, de 1960 à 1962. Il débute comme photographe professionnel en 1965, d’abord à l’agence APIS puis à l’agence de photo «  people » Photographic Service. En 1967 il intègre l’agence Gamma. Ses photoreportages de la guerre des Six Jours et du Vietnam assurent instantanément sa renommée. L’année suivante, il signe les images les plus emblématiques de mai 68. Il se rend à trois reprises au Biafra, province sécessionniste du Nigeria déchirée par la guerre et la famine. En 1969, après avoir couvert le début des Troubles en Irlande du Nord, il est en Yougoslavie pour le premier anniversaire de l’écrasement du Printemps de Prague. En 1970 Il est fait prisonnier pendant un mois par les forces gouvernementales tchadiennes, lors d’une expédition dans le Tibesti, avec Raymond Depardon, Robert Pledge et Michel Honorin. Gilles Caron se rend ensuite au Cambodge. Il disparaît le 5 avril avec deux autres Français, le reporter Guy Hannoteaux et le coopérant Michel Visot, sur une route contrôlée par les khmers rouges de Pol Pot.

 


 

Il a faussé compagnie au pool des photographes bloqués en bas, colline 875, Dak To, Vietnam, 28 novembre 1967. Il s’est engouffré dans l’hélicoptère qui montait chercher les blessés et les morts et il a atterri « en pleine boucherie », les tirs de mortiers pilonnaient comme jamais. Paysage d’apocalypse, arbres épluchés au défoliant, explosés, hachés sous les bombes comme les corps qui partent en éclats à droite, à gauche. «…puis voilà. Tu mitrailles ce que tu trouves. A un moment tu es un peu affolé parce que tu t’aperçois que tu photographies beaucoup de gens de dos, parce que tu n’es quand même pas devant eux… et puis tu ne peux pas faire des photos allongé par terre, tu es bien obligé de te mettre debout. »(1) Plus tard, d’Irlande du Nord, il voudra rassurer sa mère « Mais non, Mame, ce n’est pas dangereux »…

Lui aussi armait, visait, déclenchait, mais dans cette rhétorique de mort, il avait choisi la vie et le moyen de la suivre jusqu’en enfer. A Dak To, il est déjà au sommet de son art. « Les plus belles photos de guerre que j’ai vu » dira Jean Monteux, directeur de Gamma, l’agence de Gilles. Jamais les hommes n’ont paru si vulnérables et si dingues. C’est cadré à la perfection mais sans effet, une certaine forme de retenue dans le regard, une lumière qui n’appartient qu’à lui, accueillante même sous ce feu. L’horreur et la sidération, ce n’est pas ce qu’il nous a donné à voir, il est resté humain.

Il était précis. Il choisissait ses focales avec soin : Le 28 mm, son grand-angle préféré, juste ce qu’il faut de largeur de champs ; le téléobjectif pour isoler le sujet, jamais par confort ou par prudence.  Il était un maître de l’espace.

Ça avait commencé en 1957, en stop sur les routes du monde. Espagne, Turquie, Azerbaïdjan, Iran, Afghanistan, Pakistan, Inde… Il ne faisait pas encore de photo. D’une certaine manière, il était comme ces jeunes musiciens, en Inde, qui vocalisent les rythmes avant d’apprendre à jouer sur les tablas : il entraînait son œil et son esprit sans appareil. Lui qui allait marquer l’histoire du photojournalisme, il avait jadis été cela, un regardeur.

Ça c’était poursuivi pendant la guerre d’Algérie, vingt-deux mois entre 1960 et 1962. Il avait réfléchi sur la responsabilité et il avait fini par refuser de combattre. Pas d’accord. Tant pis pour la prison et la relégation à l’arrière, à balayer les rues d’Alger comme un couard. En 1965 il avait photographié Marjolaine, sa fille à l’âge de deux ans : « j’ai trouvé ça très bien, j’ai trouvé ça miraculeux. » A partir de là, il allait toujours prendre l’image au sérieux. Même quand il couvrait les premières et les vedettes, il regardait intensément les gens, il captait leur intériorité et leur vérité.

Il était vraiment devenu reporter, une vie à un train d’enfer. Le premier à sentir que ça allait exploser en Irlande du Nord, le premier sur le canal de Suez et à Jérusalem-est. La débrouille et les grands moyens, voiture de location à travers le Sinaï pour doubler son monde. De scoops en images historiques, en trois ans à peine, il était devenu la référence. 

« De toutes façons, j’aime mieux te dire que ton reportage a fait vachement mal (…) il y en a plus d’un qui sont mal à l’aise surtout à Match… » (2) 1968, tout y passe : Poujade, Johnny et Sylvie, manif’ contre la guerre du Vietnam, Lecanuet, Nanterre, Biafra, affrontements à Paris, Paco Rabane, De Gaule en Roumanie, Biafra encore, réouverture de la Sorbonne, émeutes à Mexico… plus de 120 reportages. Il couvre tout dans la même urgence. En arrière-plan de son travail de photo-reporter, c’est sa vision du monde qui transparaît, profonde.

Les pavés qui volent pendant « les événements », il en aurait bien balancés quand il se morfondait en Algérie. Il reconnaît cette énergie et il la capte, l’image est un condensé parfait de la révolte. Mais il va plus loin encore : le pavé, c’est le trajet du regard, principe actif jusqu’à la percussion. Du lanceur, il fait un thème qui en rejoint d’autres : le lecteur et l’observateur, le soldat perdu dans ses pensées. Tous scrutent, fouillent, s’éloignent dans des lointains à nous inaccessibles. Que voient-ils ces combattants dans leurs jumelles, sous leurs mains portées en visières? Que lisent-ils ? A quoi pensent-ils ? En même temps qu’il couvre et  rapporte l’ événement, le photographe nous fait faire l’expérience de l’invisibilité. Sur ses photos, tout ne nous est pas donné d’un coup : l’ennemi va surgir, mais plus tard, les fumées vont se dissiper, on pourra mieux distinguer après… Il y a dans les images de Gilles Caron une durée mise en tension, une extension de l’ événement qui l’affranchi du temps, le rend vivant sous nos yeux. Miraculeux.

Il voulait passer à autre chose, il en avait marre de la guerre. C’était la dernière fois qu’il partait comme ça… Le 5 avril 1970 au Cambodge, sur une route tenue par les khmers rouges, il a disparu. Il avait trente ans.

Jean-Pierre Le Bars

1 : Gilles Caron, entretien avec Jean-Claude Gautrand, 1969
2 : Extrait de la lettre d’Hubert Henrotte à Gilles Caron, 2 décembre 1967
 

La galerie Plein-jour remercie chaleureusement pour leur confiance et leur soutien Marianne Caron-Montely, Marjolaine Bachelot-Caron et Louis Bachelot, respectivement Présidente, Vice-présidente et Directeur de la Fondation Gilles Caron ainsi que Olivier Castaing de la School Gallery et Mariana Otero, réalisatrice du film « Histoire d’un regard, à la recherche de Gilles Caron ».

Un homme tente de calmer la foule des manifestants devant un immeuble en feu. Londonderry, Irlande du Nord, août 1969 © Fondation Gilles Caron

La mort de Marc Goosens, mercenaire belge. Sécession de la province du Biafra, Nigéria, Novembre 1968 © Fondation Gilles Caron

Daniel Cohn Bendit devant des CRS à la Sorbonne, Paris, mai 1968 © Fondation Gilles Caron

Sécession de la province du Biafra, Nigéria, juillet 1968 © Fondation Gilles Caron